ASSEMBLÉE NATIONALE, FRANCE       29/05/2013

Les membres du groupe de travail entendent Mme Randa Kassis, femme politique franco-syrienne, présidente du Mouvement de la société pluraliste et ancienne membre du Conseil national syrien, accompagnée de M. Fabien Baussart, président du CPFA (Center of political and foreign affairs).

 

Mme Randa Kassis. La Syrie est marquée par une forte vulnérabilité nationale. Les élites, dont les références idéologiques étaient en général panarabes ou panislamiques, n’étaient pas favorables à la création d’un Etat nation à l’occidentale. Depuis la création de l’Etat syrien, ses institutions sont dominées par les militaires, les institutions politiques ou civiles étant dépourvues de tout pouvoir réel. Le clientélisme est le mode de fonctionnement de la vie politique : le pouvoir est redistribué par cooptation et la richesse est redistribuée par la corruption. Les pratiques politiques des élites se fondent sur des structures infranationales, c’est-à-dire l’appartenance confessionnelle, ethnique, régionaliste ou clanique, à partir desquelles se nouent des alliances ayant permis de conquérir ou de maintenir le pouvoir politique.

Configuration de la société syrienne

            Au plan confessionnel, la communauté alaouite (15 % de la population), occupe la majeure partie du littoral, notamment la chaîne montagneuse qui porte son nom. Son territoire est circonscrit par la mer, à l’Ouest, et par trois zones à majorité sunnite au Nord, au Sud et à l’Est. La communauté chrétienne, quant à elle, ne forme plus que 8 % environ de la population en raison d’une forte émigration. Elle est géographiquement dispersée à travers le pays et se subdivise en plusieurs églises et ethnies. La communauté druze (4 % de la population) est présente dans la zone montagneuse du Sud du pays, près de la Jordanie. Les Druzes de Syrie sont séparés de ceux d’Israël par une enclave à majorité sunnite, le plateau du Hauran. Enfin, la petite communauté ismaélite, qui ne représente que 1 % de la population, fragilise la cohésion de la communauté arabe sunnite de la Syrie intérieure (Damas, Homs, Hama, et Alep).

            Au plan ethnolinguistique, la communauté kurde, qui regroupe près de 15% de la population syrienne, est majoritaire sur la presque totalité de la zone frontalière avec la Turquie. Elle constitue le premier groupe ethnique non arabe en Syrie et pose un défi au caractère arabe de la Syrie.

            La majorité de la population syrienne est arabe sunnite. Les Arabes sunnites appartiennent à différentes écoles juridiques et se rattachent à divers courants de pensée. Outre les appartenances régionales et tribales, ce sont des variables qui affectent le comportement politique des diverses fractions de cette communauté.

Aspects historiques

            La Constitution qui a été élaborée entre 1918 et 1920 – par les autorités hachémites alors installées à Damas  prévoyait un système politique fédéral pour la Syrie. Après la chute de Damas en juillet 1920, les autorités françaises ont créé quatre Etats dans les limites du territoire syrien actuel : un Etat druze, un Etat alaouite, un Etat de Damas et un Etat d’Alep. L’Alexandrette a quant à elle été déclarée région autonome. En 1923, une fédération des Etats sous mandat français est créée et en 1926, l’Etat syrien naît de la réunification de l’Etat d’Alep et de celui de Damas. Suite à la signature de l’accord franco-syrien de 1936, les compétences des autorités des Etats alaouite et druze se réduisent de plus en plus. A la veille de la 2ème guerre mondiale, la France rétrocède Alexandrette à la Turquie.

            Durant la guerre, la France affaiblie a dû confier les territoires syriens aux nationalistes arabes sunnites. Ces autorités, notamment leurs cadres militaires, ont mis fin à l’autonomie des Alaouites et des Druzes et ont mis en place un système d’Etat unitaire, avec une idéologie panarabe et/ou panislamique.

            A partir de 1963, une alliance d’officiers arabophones non sunnites prit le pouvoir. Ces militaires, de prétention laïque et socialiste, ont continué la politique de centralisation mise en œuvre par leurs prédécesseurs. Seules les élites kurdes, exclues du pouvoir, revendiquaient clairement l’autonomie de leurs régions, tandis que les élites arabes se disputaient le pouvoir au moyen des alliances fondées sur leurs appartenances régionales ou confessionnelles.

Analyse de la révolution

            Les premiers soulèvements en Syrie ont éclaté en 2011. En réponse à la répression brutale du régime, la révolte syrienne s’est ensuite militarisée au fil des mois. Après les premiers affrontements entre rebelles et le régime, ce dernier a favorisé l’émergence de groupes islamistes, notamment par la libération de prisonniers islamistes extrémistes. Il convient également de souligner le rôle néfaste du Qatar, pays ami de la France, qui est l’un des soutiens les plus actifs des groupes rebelles islamistes et l’un des obstacles à l’élargissement de la  coalition vers les laïques.

            Malgré sept jours de conciliabules à Istanbul, la coalition syrienne n’est pas encore parvenue à s’ouvrir à de nouveaux membres laïques comme Michel Kilo, à se trouver un nouveau président crédible, ou à statuer sur sa participation à la conférence de paix dite « Genève 2 ». En reconnaissant cette coalition comme seul représentant légitime du peuple syrien, la France a donc fait preuve de légèreté et d’amateurisme. Il était évident que les Frères musulmans dominaient cette coalition, qui n’était pas représentative de la complexité de la société syrienne.

            La décision de lever l’embargo européen sur les armes en faveur des rebelles semble dangereuse, car elle va inciter la Russie et l’Iran à armer encore plus le régime – la Russie a confirmé la livraison imminente de missiles sol-air S300 – et ne changera pas la donne sur le terrain. Le résultat risque d’être un « équilibre de la terreur » et une augmentation du nombre de victimes civiles. Il paraît en outre impossible de contrôler la destination finale des armes livrées.

Préconisations

            Il faut donc favoriser une solution politique, en cherchant des relais parmi les grandes familles alaouites, qui ne seraient pas hostiles à un départ de Bachar Al-Assad. Cela implique de pouvoir leur garantir au préalable un rôle dans la future Syrie, ainsi que leur sécurité. On pourrait ainsi envisager de garantir à chaque communauté une autonomie régionale dans le cadre d’une grande fédération démocratique qui serait fondée sur quatre principes :

– un Etat démocratique, fondé sur les principes de la souveraineté populaire, de la séparation des pouvoirs et de la démilitarisation des institutions de l’Etat ;

– la laïcité, afin de garantir la liberté absolue de conscience et la libre pratique du culte de chaque communauté sans aucune discrimination ;

– la décentralisation, afin d’élargir les assises populaires des institutions étatiques par la participation de la population aux affaires à caractère régional ou local et afin de répondre aux aspirations et revendications régionalistes ou communautaires, dans le cadre de l’unité de l’Etat ;

– la citoyenneté, afin d’assurer l’égalité de toutes et tous en droits et devoirs sans aucune discrimination, toute référence religieuse ou ethnique devant être exclue de nom de l’Etat.

            Un Etat multiconfessionnel et multi-ethnique ne pouvait pas fonctionner sans recours à la répression, avec un système centralisé, une idéologie nationaliste ou une légitimation  religieuse. Dans le cas syrien, s’impose donc une transformation des institutions de l’État en une République démocratique parlementaire, laïque et décentralisée, fondée sur le principe de séparation des pouvoirs, avec une Constitution qui respecte les Droits de l’Homme et des peuples, ainsi que les diverses appartenances nationales et confessionnelles, et qui établit un équilibre entre d’une part, l’unité et la capacité dont le pouvoir central doit être doté, et d’autre part, la nécessité de doter les autorités régionales des compétences leur permettant d’assurer une auto-administration démocratique.

On peut suggérer un redécoupage territorial de la Syrie en sept régions :

–           une région du Sud à majorité druze) ;

–           une région de l’Ouest à majorité alaouite) ;

–           une région du Nord à majorité kurde) ;

–           une région de l’Euphrate à majorité bédouine) ;

–           une région d’Alep mixte ;

–           une région du centre à majorité sunnite ;

–           une région de Damas (capitale) mixte.

M. Jean-Jacques Guillet. Vous proposez, en somme, un Etat fédéral.

Mme Randa Kassis. On imagine mal comment les Syriens pourront vivre ensemble après un tel conflit. On ne peut pas exterminer les 35% de la population que représentent les minorités et on ne peut pas non plus exterminer la majorité sunnite ! Un Etat fédéral qui donne une autonomie régionale à chaque communauté paraît donc être la seule solution.

M. Paul Giacobbi. Reste-t-il une identité nationale syrienne ? En Inde, elle existe malgré les différences ethniques, religieuses et linguistiques – il y a plus de différences entre un Français et un Chinois qu’entre deux Indiens.

Chaque communauté ayant une résonnance au-delà des frontières syriennes, on peut se demander s’il ne faudrait pas aller jusqu’à un redécoupage plus large.

Pourrait-on prévoir, selon vous, une répartition des postes et des responsabilités à la libanaise, selon le modèle des accords de Taëf ? 

M. Jean-Jacques Guillet. La situation est plus compliquée en Syrie. La communauté sunnite est largement majoritaire alors qu’il y a un certain équilibre entre les minorités au Liban.

M. Paul Giacobbi. Et c’est une minorité qui a exercé une dictature sur les autres.

Mme Randa Kassis. L’identité syrienne n’a jamais existé, c’était un mensonge. Aujourd’hui, chacun en revient à son identité confessionnelle, clanique ou tribale. J’ai cru à une Syrie unie dont la Constitution serait fondée sur les droits de l’homme, mais la réalité en est loin.

Les chrétiens n’ont jamais revendiqué un Etat. Ils préfèrent être avec les alaouites ou gouvernés par eux, plutôt que par les sunnites. Quant aux communautés proches des sunnites, elles préfèrent aussi être avec eux ou gouvernés par eux. Ce qui compte pour chacun, c’est la sécurité et la possibilité de faire des affaires.

M. Paul Giacobbi. C’est possible. L’Inde a un système fédéral qui prévoit des garanties, voire une discrimination positive. Le problème résulte de l’éclatement de toute cette zone. La Jordanie n’existe pas davantage, pas plus que l’Irak, le Liban ou la Turquie.

Mme Randa Kassis. La situation est difficile, mais même les Kurdes syriens, qui veulent l’autonomie, ne souhaitent pas se détacher de la Syrie. Il y a une histoire ancienne et une civilisation commune en Syrie.

            L’article 2 de la Constitution dispose que le Président doit être musulman sunnite. Assad s’est donc converti en façade. Les alaouites possèdent leur propre religion, qui est initiatique et très ancienne – elle ne se rattache pas à l’islam. Les alaouites ne font pas confiance aux sunnites, ce qui peut se comprendre compte tenu de leur histoire – ils étaient persécutés et n’avaient même pas le droit d’entrer dans les villes jusqu’à l’arrivée des Français.

            M. Alain Marsaud. Est-il envisageable que la question de la partition de la Syrie soit évoquée pendant la conférence de « Genève 2 » ?

Mme Randa Kassis. Elle ne sera pas sur la table, mais on y viendra. Il y a un an, personne ne voulait entendre parler d’une telle solution, mais elle s’impose maintenant.

 

audition Mme Kassis

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