Atlantico          02/03/2018

Afin de décrypter les derniers évènements survenus en Syrie, Alexandre del Valle a rencontré Randa Kassis, la femme politique syrienne impliquée au premier plan dans la transition en Syrie et qui a participé récemment au sommet de Sotchi organisé par la Russie sur la Syrie. Elle publie cette semaine un important livre-témoignage : Le retour de la Russie en Syrie (éditions des Syrtes),  ouvrage  qui fait le point de la situation syrienne et de la région huit ans après le début du Printemps arabe, qui a d’ailleurs vite tourné à “l’hiver islamiste”.

Mais après les succès militaires foudroyants des djihadistes de Daesh (2014-2015), de nouveaux rapports de force ont été instaurés en Syrie depuis victoire des forces russes, du régime de Damas et de ses alliés irano-chiites face à l’Etat islamique et à d’autres groupes jihadistes. D’après Randa Kassis, cette victoire que le régime de Damas et ses alliés russes et chiites pro-iraniens voudraient consolider en libérant définitivement la Ghouta des rebelles islamistes et des jihadistes, a créé les conditions – selon Kassis, pour enclencher la phase politique du règlement du conflit syrien. Pour l’auteure, cette solution a pris forme notamment dans le cadre du sommet de Sotchi, organisé par la Russie avec ses partenaires turcs et iraniens et qui a consisté à réunir autour d’une table tous les protagonistes du conflit, ce que les Occidentaux n’ont ni voulu ni su faire. Déjà, en 2017, la “plateforme d’Astana” présidée par Randa Kassis, a travaillé à l’élaboration du projet d’une Constitution destinée à organiser les nouveaux rapports de force intercommunautaires et la forme du futur régime sur des bases de garanties mutuelles. Ces initiatives ont été récemment consolidées à Sotchi. Témoignage d’une femme politique hors pair et qui ne pratique pas la mangue de bois.

Alexandre del Valle : Madame Randa Kassis, vous étiez partie prenante des négociations de Sotchi, organisées par la Russie le mois dernier afin de trouver des pistes pour la transition en Syrie. Dans votre livre, vous annonciez cet évènement sur lequel vous fondiez beaucoup d’espoirs. En quoi la Russie est-elle selon vous un acteur incontournable pour toute solution de sortie de crise ?

Randa Kassis : Il est clair pour tout observateur lucide qu’aucune solution politique n’est possible en Syrie sans la Russie, qu’on le veuille ou non, que l’on soit « pro » ou « anti-russe », là n’étant pas d’ailleurs la vraie question. Il s’agit en fait d’un simple constat géopolitique et d’une question de réalisme stratégique. Hélas, alors que cet état de fait est indéniable, étant donnés les rapports de force sur le théâtre d’opération syrien et les dernières évolutions de la guerre, de nombreux pays – notamment occidentaux – continuent de raisonner en termes de guerre froide et persistent à exclure par principe la Russie et ses propositions, même lorsqu’elles sont constructives et pourraient déboucher sur des pistes de paix et de déconfliction majeures. Partant de cet a priori anti-russe, la plupart des médias et politiques Occidentaux nient le fait que Moscou cherche à collaborer avec les institutions internationales (ONU, etc) afin d’atteindre un objectif de transition pacifique et de mettre fin le plus vite possible à ce terrible conflit dont les premières et principales victimes demeurent les civils. J’explique et je déplore dans mes interventions comme dans mon dernier livre que les pays occidentaux sont grandement responsables de la prolongation de la guerre en Syrie, notamment en raison de par leur refus obstiné de refuser de collaborer avec Moscou et leur refus de forger avec la Russie et d’autres grands acteurs régionaux un consensus nécessaire pour toute solution politique.

En quoi la Russie qui soutient le dictateur de Damas aurait-elle plus fait pour faire avancer la paix en Syrie que les Occidentaux ?

On ne rappelle pas assez que la Russie est le seul point d’équilibre dans cette affaire, au niveau local, régional et international. En tant que Syrienne qui tente de trouver une solution de paix sans pencher ni en faveur du régime de Bachar al-Assad ni en faveur des rebelles islamistes, mais qui tente au contraire de réconcilier les Syriens de toutes les tendances, ethnies et confessions, je peux vous assurer que nous avons besoin de la Russie, qui a de nombreux atouts, à la différence de la France, des Européens, des Turcs et d’autres acteurs au passé colonial ou impérialiste : la Russie n’a pas de passé colonial en Syrie, et à la différence des Etats-Unis, qui refusent toute solution qui ne passe pas par une soumission à leurs positions, la Russie tente d’écouter toutes les parties et a une vision très pragmatique, dépassionnée.

Je peux vous assurer que le rôle des Etats-Unis et des Occidentaux en général, qui ont pris depuis le début de la crise fait et causes pour les rebelles islamistes et parfois même pour les jihadistes liés à Al-Qaïda, n’a pas du tout favorisé la progression de la paix en Syrie mais a au contraire grandement contribué à prolonger la guerre en Syrie, notamment de par les exigences de conditions préalables irréalistes comme le départ anticipé de Bachar al-Assad et le refus des positions russes au profit des puissances pro-islamistes sunnites radicales comme les Saoudiens ou les Qataris.

Les pays occidentaux suivent obstinément cette ligne irréaliste : les diplomates ne cessant eux-mêmes de compromettre les chances  de négociations en ne cessant de témoigner leur hostilité de principe envers la Russie et ses propositions inclusives et pragmatiques incontournables selon moi, puisque la Russie est le seul acteur puissant capable de parler avec tout le monde, tous les bords, des rebelles au régime de Damas en passant par les Kurdes, les Iraniens, le Hezbollah, les Israéliens, les puissances sunnites et les Occidentaux. De ce simple fait, aucune solution n’est aujourd’hui possible sans la Russie, car ce pays, qui opère depuis 2015 un grand retour au Proche et Moyen Orient, comme je l’explique dans mon livre, est la seule puissance capable d’équilibrer les différentes forces locales et régionales. Prenons le cas par exemple de l’hostilité grandissante entre l’Iran et l’Arabie saoudite : seule la Russie aujourd’hui peut dialoguer de façon constructive et équilibrer ces deux grands pôles rivaux de l’islam régional (en pleine « guerre civile religieuse sunnites-chiites) et donc peut être un pont. Ainsi, au lieu de voir la Russie comme une force perturbatrice, les Occidentaux devraient comprendre que Moscou pourrait les aider à stabiliser le monde et notamment le Moyen-Orient, la Russie plaidant en faveur d’un monde multipolaire. Mais pour cela, il convient de mettre à jours les logiciels stratégiques occidentaux restés bloqués aux temps de la guerre froide.

Depuis quelques jours, on parle beaucoup de la terrible crise humanitaire de la Ghouta, et la presse occidentale puis les Etats-Unis et l’Union européenne ont clairement insinué que les Russes n’exerçaient pas suffisamment de pressions sur le régime de Damas qui est accusé de massacrer les civils de cette zone avec l’aval de Moscou. Qu’en pensez-vous ?

Rappelons préalablement pour les lecteurs que samedi dernier, une résolution des Nations Unies a été votée à l’unanimité par le conseil de sécurité de l’ONU, sans véto russe, et qui appelait notamment à un cessez-le-feu dans la Ghouta, zone à l’est de la capitale Damas. Cette résolution a été adoptée au moment où les forces pro-régime progressent vers cet important réduit de rebelles jihadistes et islamistes radicaux. Sans succès, Moscou a appelé mettre en place une « pause humanitaire » afin de permettre aux civils de quitter l’enclave rebelle-jihadiste. L’ensemble de la presse occidentale accuse le régime de Damas et la Russie (et les alliés chiites-iraniens de Damas) d’être les responsables de la crise humanitaire de la Ghouta.

Ces derniers répondent que le rebelles islamistes et leurs alliés jihadistes sont les vrais responsables puisqu’ils auraient pilonné le corridor destiné aux civils afin de les empêcher de fuir. Les groupes rebelles qui sévissent à la Ghouta sont notamment Jaych al-Islam (« l’Armée de l’islam »), organisation salafiste appuyée par l’Arabie Saoudite, puis Faylaq al-Rahmane (« la Légion du Tout Miséricordieux), présent à l’ouest de la Ghouta. Ce dernier groupe est affilié à l’Armée syrienne libre et il est parrainé par la Turquie et le Qatar et demeure très proche des Frères musulmans. Après s’être combattus dans la Ghouta orientale,  Jaych al-Islam et Faylq al-Rahmane sont aujourd’hui alliés et ont conclu un cessez-le-feu. Jaych al-Islam est fort de 10.000 hommes, Faylaq al-Rahmane, 8000. Comme les Jihadistes, minoritaires mais actifs à La Ghouta, ces rebelles islamistes radicaux (dont le groupe Al-Zinki soutenu par la Turquie et les Etats-Unis) utilisent bien les civils comme bouclier humains.

Accuser les Russes d’êtres les responsables du carnage à la Ghouta ou d’avoir refusé de faire pression sur les forces pro-régime qui massacrent des civils est selon moi injuste. Ceux qui accusent Moscou ne veulent eux-mêmes rien faire dans l’autre sens, puisqu’au lieu de pousser les rebelles islamistes de la Ghouta ou d’ailleurs à cesser de prendre en otage les civils, ils les ont encouragés à continuer de facto à le faire depuis des années en prenant partie de façon déséquilibrée pour les islamistes radicaux et même parfois pour les jihadistes liés à al-Qaïda. En réalité les accusateurs de la Russie ne voudraient qu’une chose : que Moscou cède à leurs dictats et acceptent sans conditions leurs préconisations, elles-mêmes irréalistes. N’oublions pas que jusqu’à maintenant, les Occidentaux ont soutenu une opposition islamiste au moins autant « autiste » que le régime syrien aidé par la Russie. Les protégés des Occidentaux sont en effet des groupes radiaux représentés essentiellement dans le Comité syrien des Négociations (ex Haut comité des Négociations, qui représente une majorité de Frères musulmans et de salafistes et autres islamistes liés aux Saoudiens, au Qatar et à la Turquie).
http://www.atlantico.fr/rdv/geopolitico-scanner/retour-russie-au-proche-et-moyen-orient-rencontre-avec-randa-kassis-actrice-majeure-politique-syrienne-3321681.html#YH8aJ0rxXZF8qlV9.99